swallow the stories – jonas

Les pas sont méticuleux comme une déclaration solennelle, obstinés comme une promesse tenue. Elle se tient à la lisière, du côté du bruit, du côté de la sûreté. Elle se tient à un pas des jolis souvenirs et des mauvaises idées. Les troncs se présentent en fiers rangs d'Oignon à sa droite, leurs formes élancées et le pas rapide d'Izy hachurant la lumière du couchant en un stroboscope entêtant, en une lueur épileptique. Cela fait deux ans et demi qu'elle n'a pas passé le seuil, vingt-neuf mois qu'elle n'avait plus été si proche du silence, et si les chiffres exacts végètent quelque part dans son esprit, elle s'empêche de les toucher du bout du doigt. Elle s'interdit les souvenirs, car avec la remembrance viennent fatalement les regrets et elle est jusqu'ici trop bien parvenue à les maintenir à l'écart pour choisir de se noyer dedans maintenant. Izy regarde devant, le nez penché vers l'asphalte boueux, martiale dans son entêtement. Menton rentré dans les épaules pour lutter au mieux contre la pluie cinglante qui gifle ses joues pâles, devenues rouges en protestation quelque part entre la boutique et le début du chemin terreux. Une mèche de cheveux échappée de sous son capuchon colore sa mâchoire, inconfortablement trempée, mais la ranger à son emplacement initial nécessiterait qu'elle sorte une main de l'abri tiède de sa poche. Elle laisse le tentacule lui cisailler la peau ; the lesser of two evils. Le tic tac rugit contre ses oreilles : bien qu'elle vive depuis toujours avec une trotteuse derrière les dents, elle jurerait que l'acouphène s'est fait plus bruyant en approchant du bois, plus exigeant. Comme s'il tentait par tous les moyens de la faire plier. Comme si le bois voulait la forcer à passer l'orée, à se laisser invoquer. Elle sait que de l'autre côté des troncs, le tic tac se taira. Comme si l'encouragement n'était pas suffisamment attirant, elle est soudainement prise de l'absurde certitude que dans le bois, il fait sec. Dans les bois, le soleil descendant, non filtré par les cumulus, sera languide sur ses joues glacées.
Elle savait pourtant que c'était une mauvaise idée. En fermant le volet de fer devant la porte de l'Horlogerie, quelques vingt minutes plus tôt, elle s'était juré de ne pas céder au chant des sirènes. Deux ans et demi qu'elle n'a plus été aussi proche du silence. Les jolis souvenirs, et l'air si propre sous les branches, si facilement respirable. Le silence le silence le silence.

S'arrachant de la frontière du bois comme on rompt un élastique, Izy recule sur la route, amenée plus loin que prévu sous la force de sa propre impulsion. Elle s'extirpe de l'ombre projetée par les branches toutes proches et surgit à découvert à la seconde pile où une voiture tourne à l'angle du chemin. Le bruit des pneus étant recouvert par le tambour de la pluie, Izy est aussi surprise par la rencontre que la voiture en question. Le soleil rouge atteint le pare-brise horizontalement, se distille en paillettes carmin sur le visage du conducteur. Il croise son regard une seconde avant de la percuter. Le fracas vocifère plus fort que l'averse, plus fort que le tic tac tic tac tic. Ou peut-être que le volume est hors de propos car le Temps s'est tu. Il s'est replié sur et en lui-même, comme un sac de peau contre une calandre. Izy chute une fois, deux fois, cent fois. La tôle ne rencontre aucune substance car la chair était déjà bien peu concrète avant le choc. Elle a laissé sa substance de l'autre côté du silence, il y a vingt-neuf mois. Elle tombe une fois, deux fois, cent fois.
Le soleil rouge frappe le pare-brise horizontalement, se distille en paillettes carmin sur le visage du conducteur. Il croise son regard une seconde avant de détourner sa trajectoire, un grand coup de volant et les pneus crissent dans la boue qui borde l'asphalte. Elle est debout, elle est entière, et le souvenir de l'agonie se dissout sous sa peau comme des lambeaux de rêve au réveil. Les os sont douloureux par simple mémoire anatomique, jusqu'à ne plus l'être. Le tic tac reprend péniblement, se met en branle à contre-Temps. Izy remet de l'ordre dans sa chronologie, dans son cœur chancelant, dans son cou - mèche de cheveux finalement balayée derrière l'oreille par besoin impérieux de faire quelque chose. Elle s'approche de la voiture, à l'arrêt sur le bas-côté, avance vers la portière conducteur dont la fenêtre est rendue opaque par l'humidité crue. Un index militaire mais tremblant s'élève jusqu'au carreau, et y trace quatre hiéroglyphes dans la buée, de droite à gauche. ⸮ ꓘO U Elle devine le profil de l'homme de l'autre côté de son point d'interrogation. Il revêt dans le flou un déjà vu poignant. Les angles brouillés, il arbore les traits du moindre de ses souvenirs. Il lui est familier dans le brouillard, mais elle sait, elle sait qu'il lui sera absolument inconnu une fois le filtre évaporé.